« Je l’appelais Cravate. Le nom lui plaisait. Il le faisait rire. Des bandes rouges et grises sur sa poitrine. C’est ainsi que je veux le garder dans mon souvenir. Sept semaines se sont écoulées depuis que je l’ai vu pour la dernière fois. Au cours de ces sept semaines l’herbe a séché et jauni. Les cigales chantent dans les arbres. Le gravier crisse sous mes pieds. A la lumière intense du soleil de midi, le parc semble étrangement dépeuplé. Des fleurs éclatent aux branches lasses qui se penchent vers le sol. Un mouchoir bleu pâle dans le fourré, pas le moindre souffle de vent pour l’agiter. L’air est lourd et pèse sur la terre. Je suis dans un étau. Je prends congé d’une personne qui ne reviendra plus.«
Voici, chères souris de bibliothèque intriguées, un roman japonais écrit par une Autrichienne. Oui, oui, la mondialisation de la littérature, ça existe aussi. Bon, pour être plus exacte, il s’agit d’un roman se déroulant au Japon, écrit par une Austro-japonaise (ou nippo-autrichienne, comme vous préférez !) – mais c’est moins drôle.
Ce roman a été mon coup de coeur de la semaine dernière. Commencé très tard un soir (après avoir fini un roman absolument nul pas très intéressant – dois-je vous en parler ?) et fini d’une traite le lendemain !
L’histoire est celle du jeune Taguchi Hiro (un hikikomori – 引き篭り – pour faire savante ! Il s’agit, et je cite Wikipedia sans vergogne, de « jeunes adultes qui vivent coupés du monde et des autres, cloîtrés chez leurs parents, le plus souvent dans leur chambre pendant plusieurs mois, voire plusieurs années, en refusant toute communication, même avec leur famille, et ne sortant que pour satisfaire aux impératifs des besoins corporels ») et d’Ohara Tetsu, un employé au chômage qui n’ose l’avouer à son épouse.
Tous deux passent leurs journées assis sur un banc, dans un parc, minés par leurs souffrances, leurs non-dits et leurs interrogations. Face à face, ils vont se scruter en silence avant d’unir leurs solitudes et d’oser se parler, se lier et démarrer une amitié improbable. Petit à petit, Taguchi va oser avouer les drames qui ont marqués son enfance et son adolescence, les raisons qui l’ont fait se cloîtrer un jour en donnant comme unique explication à ses parents « je ne peux plus ». Face à cet inconnu qu’il connaît paradoxalement si bien, il va pouvoir s’épancher et prendre tout doucement le chemin qui mène aux autres, à cette société à laquelle il avait tourné le dos. Quant à Ohara, nous découvrons, avec Taguchi, quelle a été sa vie, à quel point ses journées étaient rythmées par les habitudes, celles de son épouse et les siennes. C’est un homme à la fois brisé par la perte de son travail, et fier d’épargner à son épouse ce qu’il pense être une honte insurmontable.
Petit à petit, ces deux hommes vont panser leurs blessures, réaliser que leurs choix ne sont sans doute pas les bons et s’épauler mutuellement pour réintégrer leurs vies.
Ce premier roman de Milena Michiko Flasar est une grande, grande réussite. Son style sobre, poétique, fluide (rendu avec beaucoup de justesse par la traduction d’Olivier Mannoni) traduit à la perfection toutes les interrogations que se posent ses personnages dans un dialogue qui se révèlera rédempteur.
« Si j’avais. Si j’avais été. Rien n’est plus sinistre que le passé du conditionnel. Les possibilités qu’il esquisse de sont pas de celles qui se réaliseront, et malgré cela, ou à cause de cela, elles définissent ce qui est survenu dans le réel. Si je l’avais compris à l’époque, d’une manière ou d’une autre, j’aurais été en mesure de faire en sorte que je ne sois pas assis ici aujourd’hui.«
A lire !
Bonne journée !
Anne Souris
Chère Anne Souris,
merci pour ce très beau papier. Juste un petit détail: si vous avez pu apprécier le style sobre, poétique et fluide, en français, c’est grâce à un traducteur, auteur de cette traduction sans lequel vous n’auriez jamais pu découvrir cette oeuvre. Le nommer peut, éventuellement, se faire… Pour moi même et pour tous mes collègues qui passent leur existence à vous faire découvrir la littérature étrangère, merci!
Bien cordialement,
Olivier Mannoni
Cher Olivier, figurez-vous qu’à chaque fois que je lis une oeuvre traduite, j’admire le travail d’orfèvre opéré par le traducteur. Vous avez entièrement raison, et je regrette de ne jamais avoir cité dans mes billets le traducteur au même titre que l’auteur. Cet oubli ne se reproduira plus, et je vous remercie de m’en avoir fait prendre conscience ! Bonne journée !
PS : et l’erreur est réparée !