Au fil de mes lectures

Les règles du jeu – Amor Towles

Towles« Le soir du 4 octobre 1966, Val et moi, tous deux dans la cinquantaine, assistâmes au vernissage de l’exposition Many Are Called au Museum of Modern Art, où l’on présentait pour la première fois les portraits pris par Walker Evans à la fin des années 30 dans le métro new-yorkais avec un appareil photo dissimulé. Il s’agissait de ce que les chroniqueurs mondains appellent « un événement ». Les hommes portaient des smokings empruntant à la palette des photos et les femmes des robes aux couleurs vives de toutes les longueurs possibles, de la cheville à mi-cuisse. Le champagne arrivait sur des petits plateaux ronds présentés par de jeunes acteurs au chômage beaux comme des dieux et gracieux comme des acrobates. Mais peu d’invités regardaient les photos. Ils étaient trop occupés à s’amuser.« 

Un délice. Un vrai délice, c’est tout ce que je pourrais me contenter de vous dire, mes chers p’tits rats de bibliothèque, au sujet de ce livre. Et normalement, si vous me faisiez confiance, vous devriez à ces simples mots vous précipiter chez votre libraire et commander immédiatement ce roman, annuler vos rendez-vous, envoyer un congé maladie fictif à votre employeur, placer vos enfants à l’hospice, mettre votre chère moitié à la porte, et vous blottir dans un fauteuil, avec un thé, un café, un whisky ou une grenadine jusqu’à ce que vous soyez arrivés à la dernière lettre du dernier mot de la dernière phrase de cet excellent roman. Bon, évidemment, si je procédais ainsi, et vous de même, ce blog n’aurait plus de raison d’être. Je vais donc développer un peu.

Par ce premier roman, Amor Towles se place en digne successeur d’Hemingway, Fitzgerald et Wharton. Son merveilleux style incisif – traduit à la perfection par Nathalie Cunnington, qui mérite bien nos louanges pour ce travail d’artiste – nous entraîne dans une valse tourbillonnante au coeur de New-York, à la fin des années 1930. Nous allons suivre avec lui les pas-de-deux et entrechats de Katey, Eve et Tinker, dans une chorégraphie millimétrée et cadencée par la plume vive et acerbe de Towles.

Sans jamais rien perdre de la grâce de son style, il nous dépeint les caractères et faits et gestes des protagonistes dans ce grand théâtre à ciel ouvert qu’est la Grosse Pomme : « de là, on pouvait, le temps d’un sandwich, assister au pèlerinage des adorateurs de New York. Venus des quatre coins d’Europe, vêtus de toutes les nuances de gris, ils tournaient le dos à la statue de la Liberté et, d’instinct, remontaient Broadway, penchés en avant pour lutter contre un vent contraire, plaquant leurs chapeaux identiques sur leurs cheveux de couleur identique, heureux de se fondre parmi la foule anonyme. Héritiers de plus de mille ans d’histoire, porteurs de leur propre vécu impérial et d’expressions inégalées de la condition humaine (que ce soit la chapelle Sixtine ou Le Crépuscule des Dieux), ils se contentaient à présent d’exprimer leurs individualisme à travers le choix de leur Rogers préféré pour la séance ciné du samedi : Ginger, Roy ou Buck. L’Amérique est peut-être une terre d’opportunités, mais à New York, c’est l’espoir de la conformité qui fait affluer les gens. »

Réduire l’histoire à la rencontre de deux jolies jeunes filles fauchées mais ambitieuses et d’un jeune homme riche, beau et sympathique serait faire injure au talent de Towles, et c’est pourtant sur la base de cette relation triangulaire que va se développer le roman et, surtout, se jouer le destin de Katey et Eve. Mais comme la vie n’est pas toujours un conte de fées, et que les rêves ne durent qu’un temps, c’est avec la réalité que vont devoir se confronter nos trois jeunes héros, une réalité dure et implacable qui au final n’épargnera pas les plus favorisés et permettra au bon grain d’être séparé de l’ivraie.

Lorsque le mythe s’écroule et qu’il ne reste plus que la triste et grise vérité, ne s’en sortent que ceux qui ont joué selon les règles, qui ont su observer leurs partenaires pour dénicher leurs failles et abattre au bon moment la carte maîtresse, celle qui permettra de remporter la mise.

Je n’ai pas pour habitude de citer les 4e de couv’, estimant que cela reviendrait à demander à un marchand de vanter ses articles, mais les mots choisis reflètent à merveille ma pensée et je préfère vous les citer plutôt que les paraphraser : « d’ambitions faussaires en vertige mélancolique, devenue patronne de presse, celle qui a compris « les règles du jeu » se souvient. Vibrant écho à Fitzgerald, ce premier roman époustouflant où l’on rêve de hauteur comme de se jeter dans le vide rejoue avec élégance la partition cruelle des illusions perdues. »

A lire, à tout prix.

Bonne journée !

Anne Souris

14 commentaires sur “Les règles du jeu – Amor Towles

  1. Je sens que je vais me faire un trip nord-américain cet été (envie d’aller en Amérique du Sud aussi…). Et ce livre est dans ma PAL…

    1. Trip américain tout court alors ! 😉 Je connais très mal la littérature sud-américaine, ça pourrait être une bonne idée de m’y mettre… A creuser ! 😉

  2. Très beau trip américain. Je lis le livre en ce moment. Il me donne vraiment envie de réaliser mon rêve, New York. En ce moment Katey a enfilé une très belle robe bleue à pois, The robe ! Elle prend sa vie en main et s’apprête, je pense, à en faire une réussite. Malheureusement, ce livre incontournable n’est pas, lui, tombé entre de bonnes mains car la lectrice que je suis bouge beaucoup en ce moment. Je lis donc quelques pages, trois petits tours et puis m’en vais. Il connaît donc beaucoup la valise mais pas beaucoup sa lectrice qui s’en mord les doigts. Je vais le finir et le relire d’une traite lors de mes prochaines vacances où là, je vais me poser. Je le paie car ce livre est bien présent dans mon esprit et me rappelle souvent à l’ordre. Mais il aura la chance d’être lu deux fois de suite. Et le suspense a du bon……
    Michèle Macha

  3. Finalement, Anne Souris a raison. Il faut le lire en une seule fois. Hier, j’ai repris ma lecture et à la page…je n’ai rien pu faire d’autre que continuer malgré l’heure tardive. Je l’ai donc terminé. Oui, à lire à tout prix pour reprendre Anne.
    La traduction est vraiment excellente . Mais, ma foi, je ne regrette pas de l’avoir fait attendre. Je n’en ai eu que plus de plaisir.
    Une phrase qui m’a touchée:
     » Je me fis la réflexion que là où il était le plus beau, c’était quand les circonstances exigeaient de lui qu’il soit à la fois un petit garçon et un homme. « 

    1. J’aime bien ces moments où on est plongés dans un livre, au coeur de la nuit, alors que tout le monde dort… On a l’impression d’être seul au monde avec l’auteur et les personnages !!
      Je suis bien contente qu’il vous ait autant plu !!

      1. Oui, c’est exactement ça Anne. Et merci 😊 pour ce livre. Je ne crois pas que je l’aurais acheté autrement. Je vous embrasse.

  4. Chère Anne Souris,
    Vous lisez à la vitesse grand V. Merveille, merveille, donc. Vortre site est une mine fort précieuse. Difficile de vous suive dans vos pérégrinations livresques. J’ai donc commandé « pas facile d’être une lady ». Ma libraire préférée a eu du mal a trouvé un distributeur Nord Américain, mais avec sa perspicacité elle a bien fini par dénicher la perle rare qui devrait arriver dans quinze petits jours. Enfin, j’ai déjà reçu « certaines n’avaient jamais vu la mer » dont le titre Américain est « the Buddah in the attic ». En ce moment je lis « the Goldfinch » de Donna Tartt. C’est un pavé. Vos jolies mignardises sont donc pour au moins le mois prochain. heureusement les vacances arrivent!
    Je vous envoie toutes mes bonnes pensées.
    Montaine

    1. Chère Montaine, je ne sais pas pourquoi je n’avais pas vu votre commentaire avant !!! Je passe à vrai dire ma vie (ou presque) le nez dans les livres… Et je suis bien heureuse que vous ayez réussi à trouver « Pas facile d’être une Lady » !
      Si vous avez aimé The Buddha in the Attic, plongez-vous dans « Quand l’empereur était un dieu », qui est tout aussi intéressant !!
      Bonne journée !

      1. Merci Anne-Souris de votre réponse. J’aime beaucoup la littérature asiatique. Je retiens votre précieuse recommandation.
        Bonne soirée
        Montaine

  5. Soûle. Voire ivre. Soûle avec tout ce que les personnages boivent, soûle de lire vite pour savoir la suite, même jusqu’à pas d’heure (et encore plus délectable de se savoir au milieu de la nuit, dans une grande ville, et puis, non, j’ai fait un voyage dans le temps, j’y étais !), soûle de ces tourbillons de la vie… Un livre top !!

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