« Rester ? sortir ? Je fais les cents pas, un-deux-trois jusqu’au hublot, quatre-cinq-six jusqu’à la porte. Une orchidée s’ennuie sur la table de nuit. Je déteste ces fleurs de luxe précieuses et mortifères. D’un coup d’ongle, sa tête part valdinguer sur le tapis. La voilà qui ne me quitte plus des yeux. Je la fourre dans ma poche, défais les deux seules valises auxquelles j’ai eu droit et sors sur le pont supérieur, par chance désert. »
Est-ce que vous aussi, chers amis lecteurs, vous vous laissez tenter par la jaquette d’un livre autant que par sa quatrième de couverture ? Pour ce livre-là, c’est d’abord cette phrase, dont le rouge tranchait tant sur ce fond bleu, qui m’a attirée… « Par où est le plus court chemin pour rentrer chez moi ? »
Et je ne regrette pas de m’être plongée dans cet excellent premier roman de Catherine Grive que je vous recommande vivement de lire à votre tour !
Pourtant, pour en revenir à la première de couverture, et malgré les apparences et ce paquebot traversant la baie de New-York, ce n’est pas tant de voyage qu’il s’agit mais de pèlerinage. Pèlerinage intime et douloureux sur les tombes de ceux qui sont morts en France pendant la Grande Guerre, qu’un groupe de femmes choisies par le Congrès américain va effectuer en 1930, mères et épouses de tous âges et de tous milieux, venant des quatre coins de l’Amérique pour accomplir ce devoir à la mémoire de ceux qui leurs étaient si chers.
Catherine Troake est l’une de ces femmes et c’est à travers son regard, à travers sa voix, que nous suivons cet groupe étonnant hétéroclite – même si elle se met d’elle-même à l’écart des autres, murée dans sa solitude et sa douleur : « je croise Clara qui me demande si tout va bien. Je lui claque ma porte au nez. Je ne suis pas là pour me faire des amis. Je suis là car j’ai perdu mon fils unique il y a dix-sept ans et qu’en le perdant lui j’ai tout perdu. »
Et c’est au fil de ses remarques aigres-douces, voire même aigres tout court, que l’on comprend pourquoi elle cherche à s’ostraciser ainsi, pourquoi le souvenir de son fils décédé est encore si vivace et paradoxalement bien trop présent. Se dessine alors petit à petit le portrait d’une mère louve, envahissante, capable de penser « j’entendais il est libre, et je disais non il n’est pas libre, un fils n’est jamais libre tant que sa mère est en vie. »
Pourtant, comment lui reprocher sa douleur ? Je me suis à plusieurs reprises trouvée confrontée, en tant que lectrice, à ce paradoxe très étrange de détester cette femme pour tout le mal qu’elle avait causé à sa famille en chérissant plus que de raison un enfant par rapport aux autres et de ne pouvoir cependant m’empêcher de la trouver si vulnérable, si seule sur les décombres de sa vie : « aucune mère ne peut accepter la mort de son fils, mais elle le peut encore moins quand elle ignore comment elle s’est produite. La vie de son enfant a une origine, un début, mais elle n’a pas de fin. Une fin terrifiante s’agissant d’un soldat, une fin confuse et brouillonne. Souvent solitaire. Souvent découverte une fois la bataille terminée. Personne ne l’a vue se produire et ceux qui l’ont vue ne veulent pas s’en souvenir. Une mort brisée comme on dit d’une vie qu’elle est brisée. »
A la fin, alors que le bateau a accosté, après l’hommage à Paris, après le recueillement au cimetière militaire, alors qu’un narrateur extérieur a repris le fil du récit et décrit ces instants avec la précision sèche et froide d’un compte-rendu officiel, le lecteur ne peut s’empêcher de penser, tandis que s’étend devant toutes ces femmes le reste de leur vie, qu’il ne leur reste en effet que le chagrin.
Bonne lecture !
Anne Souris