« Nous sommes un lundi, la ville remue derrière son écran de brouillard. Les gens se rendent au travail comme les autres jours, ils prennent le tram, l’autobus, se faufilent vers l’impériale, puis rêvassent dans le grand froid. Mais le 20 février de cette année-là ne fut pas une date comme les autres. Pourtant, la plupart passèrent leur matinée à bûcher, plongés dans ce grand mensonge décent du travail, avec ces petits gestes où se concentre une vérité muette, convenable, et où toute l’épopée de notre existence se résume en une pantomime diligente. La journée s’écoula ainsi, paisible, normale. Et pendant que chacun faisait la navette entre la maison et l’usine, entre le marché et la petite cour où l’on pend le linge, puis, le soir, entre le bureau et le troquet, et enfin rentrait chez soi, bien loin du travail décent, bien loin de la vie familière, au bord de la Spree, des messieurs sortaient de voiture devant un palais. «
Comme tout régime politique – dictatorial qui plus est -, le IIIe Reich a fondé son image sur une propagande soigneusement construite et un discours officiel parfaitement huilé. Mais derrière cette façade pour l’Histoire, et peut-être encore plus que pour d’autres régimes, ce ne furent au début que cafouillages, intrigues, vulgaires négociations pour asseoir l’autorité d’Hitler et lui permettre de mener à bien sa prise du pouvoir.
Ce sont ces basses petites histoires qui constituent « L’ordre du jour » de Vuillard, primé cette année au Goncourt : séduction menaçante envers les capitaines d’industrie, panne généralisée des chars envahissant l’Autriche, vétilles administratives pour justifier l’Anschluss, aveuglement des dirigeants britanniques face aux ronds-de-jambe des diplomates nazis… « En général, pour ce qui est des idées, il n’est pas bégueule, Halifax. Ainsi, à propos de son entrevue avec Hitler, il écrira à Baldwin : « Le nationalisme et le racisme sont des forces puissantes, mais je ne les considère ni contre nature ni immorales! » ; et un peu plus tard : « Je ne puis douter que ces personnes haïssent véritablement les communistes. Et je vous assure que si nous étions à leur place, nous éprouverions la même chose. » Telles furent les prémisses de ce qu’on appelle encore aujourd’hui la politique d’apaisement.«
Le style est magnifique, le ton puissant, la prise à partie du lecteur juste et c’est un vrai plaisir de lire un roman aussi excellemment bien écrit, dans une langue parfaite.
Je suis cependant restée déconcertée au moment de refermer le livre, car sa finalité n’est pas très claire… Dénoncer la lâcheté des hommes ? Raconter par le petit bout de la lorgnette la montée du nazisme sur fond de compromissions ? Attaquer les grands industriels allemands et les hommes politiques européens ? Si tel était le but – mais nous sommes bien d’accord qu’un livre ne se doit pas d’avoir un but – on aurait pu souhaiter qu’il soit alors un peu plus dense…
Mais peut-être n’est-ce justement que l’excellence de l’écriture de l’auteur qui fait que le lecteur demeure sur sa faim et aurait souhaité que le livre soit plus long !
A lire, dans tous les cas !
Anne Souris
Chronique parue dans Neuilly Magazine n°19 du mois de mars 2018.